1. Ses origines
  2. Son installation en Grèce
  3. L'extension de ses assimilations
  4. Mythologie - Son enfance
  5. Mythologie - Les orgies
  6. Mythologie - Ses ennemis
  7. Mythologie - Ariane
  8. Mythologie - L'Asie mineure et l'Inde
 
  1. Le dieu du vin
  2. Ses attributs moraux
  3. Ses symboles naturels
  4. Ses symboles fabriqués
  5. Représentations anthropomorphiques
  6. Dionysos, Héra et Athéna
  7. Un dieu de mystères
  8. Dionysos/Bacchus en Italie

De très bonne heure, les Grecs entretinrent des relations avec la Thrace hellespontique, la Thrace proprement dite des âges de la pleine histoire, et y fondèrent des établissements. Tout indique que c'est eux qui y introduisirent la culture de la vigne et le secret de la fabrication du vin, que les Thraces accueillirent avidement, car leur penchant à l'ivrognerie était proverbial. Avec la vigne, les Grecs portèrent dans ces contrées le culte de son dieu, que bien avant Hérodote ils avaient propagé jusque dans la Scythie, aux bords du Borysthène. Ainsi que l'a remarqué M. Maury, c'est dans les cités helléniques de la côte de Thrace dont le vin avait acquis de la réputation que nous voyons le culte de Dionysos le plus ancien et le plus développé, en particulier à Maronée. On disait le nom de cette ville, dont le vin était fameux, connu déjà dès le temps des poésies homériques, on disait ce nom emprunté à celui de son fondateur Maron, petit-fils de Dionysos et d'Ariadne, par Evanthès, le héros spécial du vin doux, d'après lequel les Grecs prétendirent aussi plus tard qu'était nommée Maréa en Egypte, à cause de la réputation du vin Maréotique.

Or, le grand dieu des populations indigènes était Sabazius, originaire de la Phrygie, mais ayant pris en Thrace un caractère assez original. Le Sabazius thrace était avant tout un dieu solaire, et les Grecs lui trouvèrent des rapports à la fois avec Dionysos, avec Zeus, avec Hélios et avec Hadès. Son culte était accompagné de véritables mystères, où il était représenté comme le dieu de la mort et de la régénération. Il se célébrait dans des fêtes orgiastiques, tout à fait analogues à celles de Dionysos, où les femmes désignées par les noms de Mimallones et de Clodones jouaient le même rôle que les Ménades en Grèce [Dionysia, Maenades, Thiasus]. En outre, dieu de l'inspiration prophétique, dont le délire a tant d'analogie avec l'ivresse, et à ce titre présidant à plusieurs oracles, le Sabazius thrace était aussi le dieu de l'exaltation que communiquent les boissons fermentées. A ce titre lui appartenait celle de ces boissons dont les Thraces faisaient usage avant de connaître la vigne, c'est-à-dire la bière ou cervoise, qui continua fort tard à s'appeler d'après lui Sabaia ou Sabaium dans l'Illyrie, la Dalmatie et la Pannonie ; il devait donc naturellement devenir le dieu du vin, une fois que celui-ci était connu. Grâce à ces circonstances, la fusion de l'ancien culte des indigènes et de celui qu'apportaient ces colons grecs fut absolue, complète ; les Grecs ne regardèrent pas un seul instant le Sabazius thrace comme un dieu étranger, mais comme Dionysos lui-même. Une circonstance favorisa d'ailleurs ce rapprochement. Les Grecs savaient, par une tradition constante, que leur Dionysos venait de la Thrace des anciens aèdes ; mais de très bonne heure ils perdirent la notion du site exact de ce pays et tendirent à le confondre avec la Thrace hellespontique. Aussi bientôt y eut-il une nouvelle Nysa entre l'Axius et le Strymon, dans le foyer même du culte de Sabazius. La lutte de Dionysos avec le roi thrace Lycurgue, qui avait d'abord la Béotie pour théâtre, fut transportée dans la Thrace hellespontique, sur le Pangée ou même sur le Rhodope [voy. sect. VI]. Les mystères que les populations de la Thrace célébraient en l'honneur de Sabazius furent regardés comme ayant été fondés par Orphée aussi bien que les mystères dionysiaques de la Grèce, même ceux qui avaient lieu dans l'intérieur du pays, chez les Cicones, sur l'Haemus et sur le Rhodope. Mais cette fusion même, qui alla toujours en se prononçant davantage à mesure que les Hellènes entrèrent en relations plus intimes avec les habitants de ces régions et y firent pénétrer leur langue et leurs croyances, cette fusion, dis-je, ne pouvait manquer d'avoir une action considérable sur le Dionysos hellénique, sur son culte et sur sa légende. «Comme on avait fini par croire, dit M. Maury, que la Thrace hellespontique était la patrie du dieu de Nysa, les dévots allaient de préférence l'adorer dans son berceau supposé ; et, de retour en Grèce, ils devaient attacher plus de respect et de confiance aux rites qu'ils y avaient vus adoptés». L'association de Dionysos à Artémis, que nous avons constatée tout à l'heure comme générale en Laconie et qui ne se retrouve guère ailleurs en Grèce, provient de cette origine, combinée avec la donnée éleusinienne de l'identité d'Artémis et de Coré [Diana]. En effet, Hérodote nous apprend que le Dionysos thrace avait pour compagne Artémis, c'est-à-dire, en d'autres termes, que Sabazius était uni dans ce pays à la déesse lunaire nationale, qui s'appelait tantôt Cotys ou Cotytto, tantôt Bendis. Quant aux rites des orgies dionysiaques qui paraissent avoir été importés de la Thrace en Grèce et s'être ajoutés ainsi au fonds le plus antique des fêtes du Cithéron et du Parnasse, il faut compter dans ce nombre la présence du serpent enfermé comme un symbole et une image du dieu lui-même dans la ciste mystique [Cista], d'où on le voit quelquefois s'échapper, et des serpents que les Ménades tiennent dans leurs mains et laissent s'enrouler autour de leurs bras comme aussi les Bacchants, ou bien qu'elles portent mêlés à leur chevelure [Dionysia, Maenades]. En effet, c'est dans le culte de Sabazius que l'on comprend, bien mieux que dans celui du Dionysos hellénique, l'origine de ce symbole ; le serpent joue un rôle capital dans le mythe de la naissance de ce dieu, en Thrace et en Macédoine, aussi bien qu'en Phrygie.

En Asie Mineure, les colons Ioniens et Eoliens avaient emporté avec eux le culte de Dionysos qu'ils célébraient sous toutes ses formes. A Lébédos, à Smyrne et Milet, à Ephèse, à Téos, où l'on prétendait que le dieu était né et avait fait couler une source de vin, nous voyons surtout prévaloir la forme bruyante et populaire de ce culte, accompagnée d'un grand développement de jeux scéniques auxquels se consacrèrent les corporations de Dionysiakoi technitai qui eurent tant d'importance en Asie Mineure sous les rois de Pergame et dans les premiers temps romains. Au contraire, à Cyzique le grand dieu de la cité était le Dionysos mystique associé à Coré Sotira [voy. sect. XV]. Sur ce nouveau terrain il s'opéra une fusion étroite contre le culte dionysiaque, importé par les colons grecs et les antiques religions indigènes. La religion phrygienne de la Mère des dieux avait dans ses fêtes et dans ses rites un caractère avant tout orgiastique qui la rapprochait fort du culte dionysiaque [Cybele]. La déesse y avait pour fils et pour compagnon aussi fidèle qu'Attis, Sabazius, qui là comme en Thrace fut assimilé à Dionysos, de même qu'on tendit à rapprocher Cybèle de Déméter. De là vint la donnée du Dionysos qu'Euripide chantait accompagnant sur l'Ida la Mère des dieux, tandis que Pindare employait pour décrire le même dieu se joignant au cortège de Déméter des expressions qui auraient convenu plus proprement à celui de Cybèle et de Sabazius. De là certaines légendes qui, mettant Dionysos exactement à la place de Sabazius, le font naître sur les bords du fleuve Sangarius. De là enfin le Dionysos Attis dont il est aussi question et les monuments qui mettent le thyrse bachique aux mains du dieu Men, assimilé quelquefois à Sabazius. Quand l'influence, la langue et les moeurs grecques, aux temps macédoniens, eurent hellénisé complètement le pays, sur les monnaies impériales de la Phrygie, on ne voit pas apparaître un seul type de représentation qui caractérise en propre Sabazius ; il est toujours remplacé par un Bacchus purement grec. Alors des villes de l'intérieur des terres, comme Pergame et Nicée, deviennent des centres considérables du culte dionysiaque, lié aux corporations sacrées d'acteurs ou Technitai. La principale trace d'influence de l'ancienne religion nationale qu'on y aperçoive alors dans la plupart des villes de la province romaine d'Asie, consiste dans l'importance de premier ordre donnée au symbole du serpent. A Nicée on racontait que la ville avait été fondée par Dionysos lui-même d'après la nymphe Nicaea, fille de Sangarius et de Cybèle, tuée par le berger Hymnos son amoureux et ressuscitée par le dieu, qui eut pour enfant Télété, l'initiation personnifiée ; c'est évidemment la transformation hellénique d'une fable indigène du cycle de Sabazius et de la Mère des dieux. Cependant, la religion de la Phrygie ne fournit pas directement un contingent considérable au développement de la légende de Dionysos et aux modifications de ses orgies.

Il n'en fut pas de même de la religion lydienne et du culte qu'on y rendait à un dieu fort étroitement apparenté au Sabazius phrygien. Le siège principal de l'adoration et des fêtes de ce dieu était dans le mont Tmolus. L'assimilation du dieu de la Lydie à Dionysos s'étant établie encore plus rapidement que celle du Sabazius, dès les premiers temps de l'établissement des Grecs en Asie, le Tmolus devint un des cantons le plus habituellement désigné comme ayant été le théâtre de sa jeunesse et de son éducation, comme restant sa résidence favorite, et cette idée était déjà solidement implantée en Grèce même à l'époque d'Euripide. Il y eut alors un véritable courant d'influences asiatiques qui succéda au courant thrace et pénétra profondément le culte et la légende de Dionysos, aussi bien dans la Grèce européenne que dans les cités helléniques de l'Asie Mineure. Aussi bientôt voit-on se multiplier les Nysa dans cette région, en Carie, en Pisidie et jusqu'en Cappadoce. C'est dans ces contrées que le cycle dionysiaque s'enrichit de la fable d'Ampelos, qui doit avoir eu pour point de départ un conte populaire sur l'origine de la vigne, propre à la Lydie ou aux cantons voisins et lié aux aventures du dieu qu'on y identifia à Bacchus. Etendant même le cercle de ce syncrétisme, on établit un lien d'affection ou d'identité entre Adonis et Dionysos ou bien on raconta la visite que le dieu aurait faite dans le Liban à Aphrodite et à Adonis, et ses amours avec Méroé, leur fille.

Le courant d'influence lydienne dans la religion dionysiaque, dont nous avons l'expression complète chez Euripide, amena un changement considérable dans le type des représentations du dieu. C'est à la Lydie qu'est dû le Bacchus à l'aspect oriental, prodigieusement efféminé malgré sa longue barbe, à la tête ceinte d'une Mitra féminine, que les antiquaires ont longtemps appelé «Bacchus indien» [voy. sect. XIII], mais auquel il faut restituer son vrai nom de Bassareus. Il le devait à la longue robe appelée Bassara ou bassaris, dont il était revêtu et qui était celle des Ménades de la Lydie et de la Thrace, Bassarae ou Bassarides, car ce costume et son nom avaient passé de l'Asie Mineure dans ce dernier pays. Mais le titre de Bassareus appartenait spécialement à la Lydie, où il semble avoir été l'appellation nationale du dieu rapproché de Dionysos. Ce nom dérivait originairement de celui de renard dans la langue du pays, car le renard était un des symboles les plus importants de ce dieu, ce qui indique une nature avant tout solaire.

L'introduction des fables lydiennes dans la légende de Dionysos ouvrit à celle-ci un nouveau champ de développements ; le Bassareus lydien était un vainqueur et un conquérant qui avait parcouru les contrées orientales, les pays du soleil par excellence. La grande fête qui chaque printemps se célébrait en son honneur sur le Tmolus était une commémoration de son retour victorieux. A l'exemple du dieu lydien, les cités grecques de l'Ionie firent de leur Dionysos un héros vainqueur qui avait repoussé les Amazones venues pour attaquer Ephèse [voy. sect. VIII]. Elles adoptèrent aussi tout le cycle épique des exploits lointains de Bassareus et le firent passer dans les fables mythologiques de la Grèce. Le Dionysos d'Euripide, transformé déjà par l'influence lydienne, est le conquérant de la Phrygie, de la Médie et de la Bactriane. C'est ce point précis du développement de la légende des conquêtes du dieu que représente un précieux vase peint, du IVe siècle environ par son style, où Dionysos se montre triomphant, non pas des Indiens comme dans les monuments postérieurs, mais des Bactriens, monté sur un chameau à deux bosses, le chameau propre à la Bactriane, et entouré d'un cortège de Lydiens ou de Phrygiens, d'acrobates (kubistêtêres) et de Bassarides. C'est le triomphe tel qu'on le célébrait dans les fêtes du Tmolus.

Mais le cercle des conquêtes attribuées à Dionysos s'étendit de plus en plus, au fur et à mesure de l'extension des rapports des Grecs avec les lointaines contrées de l'Orient. On identifia successivement à Bacchus un grand nombre de divinités étrangères, à cause d'une certaine communauté de symboles, de caractère des personnages ou de rites orgiastiques dans le culte : en Egypte, Osiris, qui avait parmi ses symboles la vigne, le thyrse et la nébride, et qui en qualité de roi des enfers pouvait être facilement rapproché du Dionysos mystique [voy. sect XV] ; en Libye, Ammon, non pas l'Ammon égyptien, mais le Baal-Khamon implanté par les Phéniciens dans tout le nord de l'Afrique, dieu solaire et producteur qui comptait les raisins et les épis parmi ses symboles ; chez les Arabes Dusarès, muni des mêmes emblêmes, et Ourotal, dont Hérodote fait un Dionysos arabe ; en Syrie, Moloch et Melgarth, peut-être uniquement à cause de l'assonance de leur nom avec l'épithète de Meilichios que recevait Dionysos, le Baal qui sur les monnaies de Tarse, de Nagidus, de Mallus et de Soli, ainsi que de Zaytha de Mésopotamie, tient des raisins et des épis, enfin le dieu compagnon de l'Atergatis de Bambyce ou Hiérapolis, dont le nom indigène était Hadad et que les monuments numismatiques montrent avec les mêmes attributs ; en Assyrie, Sardanapale ; dans l'Inde enfin Soma, identification qui, nous l'avons vu, était très exacte et ramenait Dionysos à son origine première. On était si porté à retrouver le fils de Sémélé dans les dieux des Orientaux qu'on alla jusqu'à prétendre que les Juifs adoraient Dionysos, à cause de l'assonance que l'on croyait remarquer entre le nom de Jéhovah Sabaoth (Jéhovah le Dieu des armées) et celui de Sabazius et à cause de la vigne d'or du temple de Jérusalem. De môme, Strabon parle d'un culte celtique de Dionysos, en voyant des cérémonies orgiastiques célébrées dans une île de l'embouchure de la Loire.

Le champ géographique de ces assimilations dans les contrées de l'Orient correspond précisément à celui où l'on étendit successivement les conquêtes de Dionysos. On le fit ainsi aller en Egypte, en Ethiopie et en Libye, où il accomplissait aussi des exploits guerriers. En Syrie on plaça sa victoire sur le géant Ascos, l'outre, qui dans des récits plus anciens était représenté comme un compagnon de Lycurgue, et l'on rattacha à cette fable la fondation de la ville de Damas ; Lycurgue lui-même fut transporté en Arabie et devint un roi de cette contrée défait par Dionysos ; Nonnus, cherchant à systématiser toutes ces légendes, distingue Lycurgue l'Arabe de son homonyme thrace. Mais de tous les récits de ce nouveau cycle le plus fameux fut celui qui se forma à la suite des expéditions d'Alexandre et qui fit de l'Inde la plus lointaine conquête de Dionysos. Alexandre lui-même fut le premier à donner cours à cette fable qui le mettait personnellement en parallèle avec le dieu thébain. Mais s'il y eut là une idée politique de la part du conquérant macédonien et de ses successeurs, les Grecs étaient en même temps de très bonne foi quand ils se laissaient aller à l'impression que produisaient sur eux certaines assonances de noms géographiques de l'Inde avec des noms figurant dans la légende dionysiaque. Ainsi dans le Paropamisus ou plus exactement Paropanisus (Paruparanisanna), le Caucase indien, ils voyaient une Nysa et une autre encore au delà de l'Indus, qui devenaient pour leurs imaginations des colonies grecques laissées par le conquérant divin, comme Alexandre, à son tour, en établissait d'autres sur son passage. Ils entendaient les Indiens parler du mont Mérou, la montagne sacrée, demeure et berceau des dieux, et dès lors beaucoup d'entre eux étaient enclins à penser que c'était là le mêros qui jouait un rôle capital dans la naissance du dieu [voy. la section suivante].

En effet, il faut remarquer qu'à mesure que l'on étendait le cercle des conquêtes de Dionysos, parallèlement il se formait des légendes nouvelles qui transportaient dans les mêmes contrées la naissance et l'éducation du dieu. C'est ainsi qu'on le fit nourrir en Libye, dans une île du lac Triton, par la nymphe Nysa. C'est ainsi que le lieu mythique de Nysa, que de bonne heure déjà l'on commençait à mettre vaguement dans l'Orient asiatique, fut localisé plus tard en Ethiopie, en Arabie et en Palestine aussi bien que dans l'Inde.


Article de F. Lenormant